De même, Benoit XVI, peu de temps après son élection, expliquait très clairement : « Si nous le lisons et le recevons guidés par une juste herméneutique, il peut être et devenir toujours davantage une grande force pour le renouveau, toujours nécessaire, de l’Église » (Discours à la Curie romaine, 22 décembre 2005). Ce Discours à la Curie est fondamental pour qui souhaite donner une juste interprétation au Concile. Il est fort heureusement cité intégralement en annexe de ce livre passionnant, publié il y a quelques mois : Mon concile Vatican II de Joseph Ratzinger.
A l’herméneutique de la rupture, Benoit XVI oppose celle de la réforme et du renouveau : « Personne ne peut nier que dans de vastes parties de l’Eglise, la réception du Concile s’est déroulée de manière plutôt difficile, même sans vouloir appliquer à ce qui s’est passé en ces années la description que le grand Docteur de l’Eglise, saint Basile, fait de la situation de l’Eglise après le Concile de Nicée : il la compare à une bataille navale dans l’obscurité de la tempête, disant entre autres : « le cri rauque de ceux qui, en raison de la discorde, se dressent les uns contre les autres, les bavardages incompréhensibles, le bruit confus des clameurs ininterrompues a désormais rempli presque toute l’Eglise en faussant, par excès ou par défaut, la juste doctrine de la foi… ».
Nous ne voulons pas précisément appliquer cette description dramatique à la situation de l’après-Concile, mais quelque chose de ce qui s’est produit s’y reflète toutefois. La question suivante apparait : pourquoi l’accueil du Concile, dans de grandes parties de l’Eglise, s’est-il jusqu’à présent déroulé de manière aussi difficile ? Eh bien, tout dépend de la juste interprétation du Concile ou –comme nous le dirions aujourd’hui- de sa juste herméneutique, de la juste clef de lecture et d’application. Les problèmes de réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L’une a causé la confusion, l’autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits.
D’un coté, il existe une interprétation que je voudrais appeler « herméneutique de la discontinuité et de la rupture » ; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass-média, et également d’une partie de la théologie moderne. D’autre part, il y a « l’herméneutique de la réforme », du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Eglise, que le Seigneur nous a donné ; c’est un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche » (pp. 289-290).
Mais revenons-en aux années 1962-65. Le 11 octobre 1962 Jean XXIII ouvre à Rome le concile œcuménique Vatican II. Dans son discours d’ouverture, le Pape donne le ton et l’esprit des travaux. « Notre devoir n’est pas seulement de garder ce précieux trésor comme si nous n’avions souci que du passé, mais nous devons nous consacrer, résolument et sans crainte, à l’œuvre que réclame notre époque, poursuivant ainsi le chemin que l’Église parcourt depuis vingt siècles ». De 1962 à 1965, ce concile rassemblant tous les évêques du monde en sessions va donc constituer un événement considérable par le nombre et l’importance de ces propositions.
Grâce à Mon concile Vatican II des éditions Artège, nous avons sous la main les conférences que le jeune professeur de théologie allemand d’alors donnait en rentrant de chaque session.
Joseph Ratzinger n’a que 35 ans à l’ouverture du Concile. Il y participe en tant qu’assistant du très influent archevêque de Cologne, le cardinal Frings. Dans ses chroniques pleines d’enthousiasme et d’intelligence, écrites dans un ton très libre, il y fait part de ses déceptions et surtout de ses grands espoirs. Il rend présent au lecteur les tournant décisifs de chaque session (ainsi lit-on page 72 : « Mais ce qui s’était passé entre-temps avait profondément modifié la situation. Les évêques n’étaient plus les mêmes qu’au moment de l’ouverture du Concile… ») et en souligne les points forts (la liturgie, la collégialité, l’œcuménisme, ou le diacre et le laïc…). Bref, Joseph Ratzinger est passionné par le Concile, mais il s’interroge déjà parfois sur les difficultés qui accompagneront son application. Il n’a pas changé.
Prenons par exemple la réforme liturgique, voici ce qu’il écrit au retour de la première session, le 18 janvier 1963 : « Il n’est pas dans mon propos d’entrer dans les détails de la réforme liturgique. Bornons-nous simplement à en indiquer les tendances de fond qui en imprègnent le texte dans sa totalité.
a)En premier lieu, il faut mentionner le retour aux origines, et parler du décapage des nombreuses couches qui, historiquement, avaient assez souvent recouvert, dans de vastes proportions, le noyai initial. Cela signifiait, par exemple, la primauté du dimanche, orienté vers Pâques, sur les fêtes du sanctoral, du mystère sur la dévotion, de la simplicité de la structure sur le foisonnement des formes. Cela eut avant tout des conséquences sur le ré-ordonnancement de la célébration de la messe. Cette raideur rituelle, à travers laquelle, comme nous avons essayé de le montrer par notre réaction au sujet de la liturgie d’ouverture, le sens de l’ensemble ne pouvait plus être souvent qu’à peine discerné, était en passe de disparaitre. La liturgie de la Parole redevenait cette proclamation de la parole de Dieu qui s’adresse aux hommes. Le caractère dialogal de la célébration liturgique, sa nature de culte commun du peuple de Dieu, étaient remis au premier plan. Du coup, il en résultait une dépréciation de la messe privée et une invitation renforcée à la célébration commune. (…)
b)On aboutira, dans tous les cas, à une mise en relief de la Parole, qui devrait s’émanciper du sacrement et acquérir une valeur autonome. » (pp. 64-65).
Plus tard, de retour de la troisième session, toujours à propos de la liturgie, le Père Joseph Ratzinger ne mâche pas ses mots : « Cette subordination à l’étiquette de cour aboutit par la suite à une véritable fossilisation de la liturgie, qui est ainsi passée du stade d’histoire vivante à celui de pure conservatoire des formes, ce qui condamnait en même temps la liturgie à un inévitable dessèchement intérieur. La liturgie fut fixée une fois pour toutes, devenant ainsi une image encroutée et perdant d’autant plus de contact avec la piété concrète des fidèles qu’on veillait davantage à l’intangibilité de ses formes extérieures. Pour s’en rendre compte, il suffit de se rappeler qu’aucun des saints de la Contre Réforme catholique ne parvint à nourrir sa spiritualité de la liturgie » (p. 149).
Dans le livre Mon concile Vatican II, nous retrouvons parfaitement décrites l’ambiance de ces années exceptionnelles, l’enthousiasme et l’audace de certains évêques (notamment contre la Curie romaine d’alors), mais aussi leurs fatigues au cours de débats interminables, qui rendra leur unanimité finale d’autant plus remarquable.
Quatre Constitutions (Dei Verbum, Lumen Gentium, Sacrosanctum Concilium, Gaudium et Spes), trois Déclarations (Gravissimum Educationis, Nostra Aetate, Dignitatis Humanae) et neufs Décrets (Ad Gentes, Presbyterorum Ordinis, Apostolicam Actuositatem, Optatam Totius, Perfectae Caritatis, Christus Dominus, Unitatis Redintegratio, Orientalium Ecclesiarum, Inter Mirifica) vont ainsi être discutés, amendés et adoptés. Un formidable héritage dans lequel nous n’avons pas fini de puiser, et le livre Mon Concile Vatican II aidera tout un chacun à s’y plonger et à mieux en apprécier la portée.