L’année dernière, un livre exceptionnel du rabbin Jacob Neusner a été publié en français. L’auteur d’Un rabbin parle avec Jésus explique « Mon but est d’aider les chrétiens à mieux identifier leurs convictions et à être de meilleurs chrétiens, et les juifs à devenir de meilleurs juifs en réalisant que la Torah est le chemin pour aimer et adorer Dieu. ». En effet, en pointant les différences entre le judaïsme et le christianisme, l’auteur révèle de façon lumineuse l’extraordinaire nouveauté qu’est Jésus Christ ! Or, aux dires du Saint Père lui-même, aucun livre n’a jamais aussi nettement honoré l’enracinement juif du message de Jésus, tout en dégageant les points de rupture profonde entre judaïsme et christianisme.
Sorti pour la première foi en anglais en 1993, l’ouvrage avait fortement impressionné le Cardinal Ratzinger. Devenu Pape, il ne manquera pas de lui consacrer un hommage fort appuyé d’une quinzaine de pages dans son livre Jésus Nazareth. Voilà notamment ce qu’en dit le Saint Père : « l’auteur y prend place au milieu du groupe des disciples sur la ‘montagne’ de la Galilée. Il écoute Jésus (…) et parle avec Jésus lui-même. Il est touché par la grandeur et par la pureté de ses paroles et cependant inquiété par l’inconciliabilité définitive qu’il perçoit dans le cœur du Discours sur la Montagne. Il accompagne ensuite Jésus dans son chemin vers Jérusalem (...) et se remet à chaque fois à lui parler. Mais à la fin, il décide de ne pas suivre Jésus. Il reste fidèle à ce qu’il appelle l’Israël éternel » (Jésus de Nazareth, Flammarion, 2007, p. 125).
La raison fondamentale qui interdit au rabbin, pétri de Torah, de croire en Jésus est le fait qu’Il se révèle comme Dieu, ce qui d’ailleurs le condamnera à la mort. Toujours dans Jésus de Nazareth, le Pape montre que c’est justement là que se trouve la valeur du livre de Jacob Neusner. La conversation imaginaire entre le rabbin juif et Jésus « laisse transparaître toute la dureté des différences, mais elle a lieu dans un climat de grand amour : le rabbin accepte la différence du message de Jésus et prend congé avec un détachement dépourvu de toute haine. Tout en restant dans la rigueur de la vérité, il n’abandonne pas la force conciliatrice de l’amour » (p. 126).
Pour Benoît XVI, telle doit être la voie du vrai dialogue entre juifs et chrétiens. Ne pas occulter les prétentions de vérité respectives, mais les porter à la lumière dans la compréhension et dans le respect réciproque. Sachant que Benoit XVI se rendra du 8 au 15 mai en Israël : n’hésitez pas à vous plonger dans cet extraordinaire ouvrage, si ce n’est pas déjà fait !
Neusner cite un extrait du Talmud babylonien : « Six cent treize préceptes ont été transmis à Moise (…) Sur quoi David vint et en réduisit le nombre à six… Sur quoi Isaïe vint et en réduisit le nombre à deux, vint ensuite Habaquq et il les ramena à un seul, car il est dit : »le juste vivra par sa fidélité« (Ha 2, 4). » L’auteur continue : « Est-ce cela que Jésus le sage avait à dire ?, demande le maitre. Moi : »pas exactement, mais à peu près« Lui : »Qu’a-t-il omis ?« Moi : »Rien« . Lui : »Qu’a-t-il ajouté alors ?« Moi : »Lui-même« » (Un rabbin parle avec Jésus, p. 113 s.).
Et le Saint Père de commenter : « Tel est le point central de l’effroi causé par le message de Jésus aux yeux du Juif croyant qu’est Neusner, et c’est aussi la raison centrale pour laquelle il refuse de suivre Jésus et reste fidèle à l’ »éternel Israël« ». (pp. 126-127).
Ainsi, à propos du sabbat, la révolution apportée par Jésus n’est pas qu’il serait plus « libéral » mais qu’il se présente lui-même comme le Sabbat, comme le Temple par excellence, comme le vrai repos et donc comme Dieu ! Ce qui aura des conséquences fondamentales pour ses disciples et donc pour nous. Neusner explique en effet : « Lui (Jésus) et ses disciples peuvent faire ce qu’ils font le jour du sabbat parce qu’ils ont pris place des prêtres dans le Temple : le sanctuaire s’est déplacé. Il est désormais constitué par le cercle du Maitre et de ses disciples » (p. 86 s.). Ou enfin, voici comment l’auteur commente Mt 11, 28-30 : « Mon joug est léger, je vous donne du repos. Le Fils de l’homme est vraiment maitre du sabbat. Car le Fils de l’homme est désormais le sabbat d’Israël et c’est ainsi que nous agissons comme Dieu » (p. 90).
Dans une toute autre veine, sortait l’année précédente une intéressante anthologie des grands textes de la culture juive : Le livre des passeurs (Robert Laffont, 2007, 474 p., 23 €), du philosophe Armand Abécassis et de sa fille, romancière, Eliette.
Pour Armand Abécassis, autre personne incontournable du dialogue judéo-chrétien en France, le peuple juif doit absolument renouer avec ce qui a fait sa force et sa spécificité à travers l’histoire : la transmission à ses enfants de sa mémoire et de ses textes sacrés. Si Dieu appelle Abraham, ce n’est pas parce qu’il est le meilleur ou spécialement intelligent, mais parce qu’il a été choisi pour transmettre, pour qu’il y ait Isaac, puis Jacob, les douze tribus d’Israël, etc... De même, Moise devra-t-il transmettre la loi du Sinaï à Josué.
Etymologiquement, transmettre vient du latin transmittere. Trans veut dire au-delà, mittere envoyer : envoyer de l’autre côté, permettre de franchir. Le mot hébreu ‛ivrî, (racine ‛abar) veut dire « passeur ». Transmettre, c’est donc faire passer, traditio en latin, qui donnera « tradition ». Le terme de passeur sera d’ailleurs cher à Paul Ricœur. Or, pour Armand Abécassis, le problème de notre civilisation est qu’elle ne sait plus ni transmettre, ni quoi transmettre. Elle est donc en perte de sens.
Les Abécassis expliquent ensuite que la clef de leur ouvrage est le fait que « celui qui est juif est juif ». C’est-à-dire que pour le juif, il n’y a pas de séparation entre le sacré et le profane, chaque instant de sa journée est rythmé par sa foi : qu’il prie, mange, écrit, ou s’unisse à sa femme, il est juif.
Deux aspects essentiels du judaïsme qui nous concernent également profondément : l’importance de la transmission de la foi aux enfants et le fait qu’il est impossible pour le chrétien de séparer sa vie quotidienne de sa vie de foi (« tout est saint pour le saint »).
Mais revenons à l’ouvrage Le livre des passeurs. Pour les auteurs, le judaïsme développe une vision du monde qui dépasse le religieux, le politicien, le philosophe ou l’écrivain. Ce qui, toujours selon eux, justifie la pluralité de ses expressions : jusqu’à Marx ou Freud en passant par le Talmud, le Midrash, les Rabbins de la tradition et même Jésus. Dans toute cette diversité, il y a un point commun, une thématique autour de l’Autre, et ce fil rouge est le judaïsme.
Si la première partie de l’anthologie est consacrée aux auteurs traditionnels, la seconde à la littérature (classique –tels Grossman, Kessel ou Gary-, du « renouveau », avec sa branche laïque –Aron, Strauss- etc…). Ainsi, depuis la Bible, les Prophètes, les Psaumes et les Proverbes jusqu’aux auteurs les plus contemporains en passant par des « Juifs périphériques » (Montaigne ou Marcel Proust), les auteurs sont allés à la rencontre de ceux qu’ils appellent des « passeurs ». Le principe de la présentation est simple et fonctionne bien : choix d’un auteur et d’un texte sur une ou deux pages, suivi d’un commentaire biographique bien construit et très éclairant.
Certes, Armand et Eliette Abécassis revendiquent leur subjectivité dans le choix des auteurs. Ensuite, il faut savoir que l’ouvrage s’adresse aux néophytes, l’approche des écrits est donc incomplète. Cependant, beaucoup ont regretté les nombreux absents de l’anthologie, pour ne citer que le fameux psaume 137 (« Là bas, au bord des fleuves de Babylone… »), ou « Il y a un temps pour toute chose » de Quoélhet, en passant, pour la période moderne, par les ouvrages d’Israël Singer (frère aîné du prix Nobel de littérature Isaac Singer).
Mais écrire une anthologie est toujours une opération difficile. Comme il se doit, aux 474 pages de Le livre des passeurs, on réclamerait le double, voire le triple !